jeudi 18 avril 2013

Non-violence et radicalisation : l’art du funambule


« Il faut aimer la vérité plus que soi-même et les autres plus que la vérité » (Romain Rolland)

 
Le problème à trop prendre les gens pour des imbéciles, c’est qu’ils finissent par le devenir.  Rassemblez dans une marmite plusieurs centaines de milliers de personnes aux convictions ancrées, arrosez copieusement de mépris, saupoudrez de quelques raccourcis politiques ici ou là, une pincez de zèle policier pour relever le tout, recouvrez d’une couverture médiatique approximative et laissez cuire à l’étouffé. Avec un pouvoir en manque de reconnaissance pour souffler sur le feu, la belle tambouille explosive que voilà !

Le mouvement provoqué par La manif pour tous se caractérise depuis le début des actions par son pacifisme affirmé. Pas d’appel à la bastonnade, pas de voitures brulées… Contrairement à ce que l’on peut entendre ici ou là, le lancer de pots de Flamby ou une virée en panier à salade ne font pas une révolution (à se demander qui l’exagération des faits sert-elle !). Ne nous leurrons pas pour autant, la colère monte. Moins parce que le gouvernement mène à terme son projet – c’était annoncé de longue date, reconnaissons lui au moins le mérite de la cohérence – que parce qu’il le fait à bride abattue, au détriment d’un débat de grande ampleur, exigé par un mouvement de grande ampleur. Sage jusque-là, ce dernier change de nature. Encore plus depuis le coup de force législatif de nos dirigeants. Se pose alors la question de l’expression d’une colère légitime, autant que des revendications. Comment trouver l’équilibre entre le respect de valeurs pacifistes et le souci d’efficacité dans l’action ? Jusqu’où aller dans la lutte ? Dans la rue comme sur les réseaux sociaux se dessine un clivage entre les partisans d’actions non-violentes et ceux qui souhaitent profiter de l’élan pour monter les barricades. Les uns accusant les autres de trahison du message substantiel, les autres reprochant aux premiers leur impuissance à changer le cours des évènnements.

Même Taubira, même Bergé…


Aujourd’hui plus que jamais, au-delà du plaisir intellectuel qu’il y a à refaire le monde, de rêver la révolution ou de fantasmer je ne sais quelle résistance, il convient de réaffirmer les valeurs qui nous animent. De rappeler que la fin, toute légitime qu’elle soit, ne justifie jamais les moyens. Et surtout que nous combattons des idées, non des personnes. Le distinguo est essentiel, car tout acte de violence, comme le choix de la non-violence, prend ses racines non pas dans l’importance que l’on donne à la cause à défendre, mais dans la perception que l’on a de l’autre, c’est-à-dire de l’adversaire, et de la place qu’on lui accorde dans le débat et la société.

Ô providentiel clin d’œil : nous fêtons en ce mois d’avril le cinquantième anniversaire de l’encyclique Pacem in Terris, du bienheureux Jean XXIII. Ce dernier y clame que « tout être humain est une personne, intelligente et libre. Par là même, il est sujet de droits et de devoirs, universels, inviolables, inaliénables ». « Même la Taubira ? Même le Bergé ? », demande l’apprenti catho encagoulé. « C’est justice de distinguer toujours entre l’erreur et ceux qui la commettent », répond le bon père, car « l’homme égaré dans l’erreur reste toujours un être humain, et conserve sa dignité de personne ». C’est dur, mais c’est comme ça. C’est la grandeur de la foi chrétienne et la force du chrétien, du moins tant qu’il ne l’oublie pas. Outre-Gange, Gandhi voyait dans le pardon « la parure du guerrier », affirmant que « la clémence est plus noble que le châtiment ». A Rome, on parle de « civilisation de l’Amour »…

Si la doctrine sociale de l’Eglise affirme que « la personne humaine doit toujours être comprise dans sa singularité inimitable et inéluctable »(1), la pire des trahisons serait d’enfermer l’adversaire dans l’idéologie ou ses schémas de pensée. « Ni amalgame, ni généralisation, ni rumeurs, ni diffamation ! Le respect des faits. Cela suffit, si nous sommes convaincus de la justesse de ce que nous défendons », préconise l’abbé Grosjean sur Padreblog. Cette voie de manifestation, ce choix de vie, est un fil tendu sur lequel nous devons évoluer avec l’assurance du funambule. Il est question ici d’équilibre et de défiance du vide. De justice et d’endurance à la provocation.

Cette promotion de la dignité humaine qui m’a fait descendre dans la rue, exige maintenant que ma détermination ne nuise en rien à mon devoir de Charité, qui est « le plus grand commandement social »(2) et l’unique chemin de réalisation de la société juste à laquelle j’aspire. Parce qu’en fin de compte, comme le devine Ellul, « si le dernier mot est amour, il consiste à ne jamais exprimer ni marquer une puissance quelconque envers l’autre en toute circonstance ». A l’image d’un Frédéric Ozanam qui croyait « à la liberté comme moyen, à la charité comme but »(3).

Et maintenant ?


Bien beau d’avoir dit tout ça ! Bien beau d’affirmer l’exigence d’équilibre entre le respect du prochain et la lutte efficiente, mais que fait-on pour changer le monde ? Quelle opposition à la civilisation du désamour ? Puisque le gouvernement ne se plie pas à nos exigences et que nous ne souhaitons ni coup d’Etat, ni guerre civile, allons-nous nous retirer en attendant des jours meilleurs ? Une sorte de révolte solitaire à la Henri David Thoreau, une vie d’anachorète au fond de la forêt de Walden… « Mais où est maintenant la forêt où l’être humain puisse prouver qu’il est possible de vivre en liberté en dehors des formes figées de la société ? »(4)

A la non-violence « passive » prônée par Thoreau, un petit indien a répondu par une non-violence « active » au sein du monde, au service du monde. L’histoire, le combat de Gandhi nous apprend que la non-violence non seulement n’interdit pas radicalité, mais en a besoin comme composante essentielle. Parce qu’il faut s’être sacrément radicalisé pour lutter jusqu’à ses pulsions de haine ! Et cette radicalisation,  mise au pas du pacifisme, est une preuve de courage : « le chemin du Seigneur est ouvert aux héros et fermés aux lâches », disait le Mahatma, et « tandis qu’il n’y a aucun espoir de voir un lâche devenir non-violent, cet espoir n’est pas interdit à un homme violent ».

Fidèle au message de ce dernier, Martin Luther King estimait qu’il existe entre violence et non-violence un espace pour « une contestation irrespectueuse de l’ordre public »(5). A leur exemple, il faut prendre conscience du caractère stratégique de la non-violence. Dans le contexte français, elle est certainement « notre plus bel atout », comme le répète le porte-parole de La manif pour tous, Tugdual Derville : « dans une société démocratique qui demeure attachée à la liberté d’expression, la colère et l’écœurement peuvent parfaitement s’exprimer de façon paisible. » Cette «ténacité paisible» est déroutante pour un pouvoir en place. Elle peut donc être une arme efficace, autant pour un coup d’éclat dans le calendrier législatif que pour marquer l’histoire. Elle est, en tout état de cause, une voie obligée si nos ambitions dépassent le seul retrait d’un texte de loi. L’abbé Grosjean voit ainsi dans ces évènements « l’occasion de réfléchir à notre vocation et à nos engagements sur le long terme ». Et de citer  le cardinal Vingt-Trois s’adressant aux évêques de France, le 16 avril 2013 : « la pointe du combat que nous avons à mener n’est pas une lutte idéologique ou politique. Elle est une conversion permanente pour que nos pratiques soient conformes à ce que nous disons : plus que de dénoncer, il s’agit de s’impliquer positivement dans les actions qui peuvent changer la situation à long terme » (article à lire ici).

Comme Derville le souligne, « c’est tout le débat entre efficacité et fécondité » qui se pose ici. Dans notre vision chrétienne de la société, il est une certitude qui nous rendra toujours mystérieux aux yeux du monde. Une espérance, un fatalisme joyeux, une expérience de la Croix qui nous fait voir au-delà du siècle. Qui nous fait désirer la fécondité plus qu’une efficacité de circonstance. Parce que nous voulons sauver la société autant que nous-même et que là réside notre mystique. Parce que si nous sommes funambule sur un fil fragile, nous ne craignons pas la chute. Ainsi le philosophe Fabrice Hadjadj écrit(6), comme un salutaire coup de pied aux convenances, que « la vraie morale n’est pas une morale de la réussite. Elle est une morale de l’échec, du ratage, de cette misère que la miséricorde vient saisir, de cette concupiscence qui nous fout à terre pour qu’avec nous, mais aussi malgré nous, la grâce vienne nous relever ».

(2) Catéchisme de l'Église Catholique.
(3) Merci à Charles Vaugirard pour la citation !
(5) Lire pour cela « La non-violence est-elle possible ? » sur Gandhi, King et Mandela, par Sylvie Laurent.
(6) Fabrice Hadjadj, La foi des démons ou l'athisme dépassé.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire