samedi 5 septembre 2015

Péguy au chant d'honneur



« Halluciné d’amour,
Cœur fou, cœur sage,
Guériras-tu un jour
de cette rage »[i]


5 septembre 1914. Un mois après la déclaration de la guerre, près de Meaux, une brigade marocaine tente vainement de s’emparer d’une colline allemande. Le 271e régiment d’infanterie est envoyé en soutien. Mission sacrifice. Un lieutenant se lève pour exhorter ses troupes. Il court d’un homme à l’autre. « Tirez, tirez nom de Dieu ! » Il tombe. Charles Péguy est mort.

Loin de la Marne… Loin de la guerre… Je flâne à Paris, au hasard des rues qui tombent du Panthéon. « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante », assure son fronton. Ce n’est pourtant pas là que je le trouverai. Sans me soucier du siècle écoulé, je crois l’apercevoir, déboulant de sa librairie, au n°8 de la rue de la Sorbonne. Petit homme. Barbu dans un costume sombre. Les sourcils froncés, comme pliants sous le poids des humeurs. A tous les coups, il rumine quelques déceptions à l’encontre de ce traître de Jaurès. Il le croyait socialiste, il n’était que politique. La peste soit de ces valets du compromis ! Vive la mystique ! Ou bien est-ce contre ses prétendus amis qu’il rage, ceux qui ne veulent plus verser un centime pour la survie des Cahiers de la quinzaine ? A moins qu’il ne vienne d’apprendre, par quelque mystère, que cette guerre que l’on dit imminente, sera celle qui le fera mourir. Une mort au front et en plein front, comme il se doit. Au champ d’honneur et debout, comme il a vécu. Il le sait et l’écrit : « celui qui est désigné doit marcher. Celui qui est appelé doit répondre. C’est la loi, c’est la règle, c’est le niveau des vies héroïques »[ii].

Péguy sait bien ce que font à la chair de l’homme, les balles crachées du canon. Mais il sait encore mieux ce que fait le déshonneur à l’âme. Il est soldat et mène son combat depuis le lycée d’Orléans et l’Ecole normale supérieure. Depuis l’affaire Dreyfus, où il voulu, avec son ami Bernard-Lazare, sauver non pas l’honneur bafoué du capitaine, mais celui, moribond, de la France. Il conduit sa charge depuis les bancs socialistes et contre les bancs socialistes, depuis les bancs chrétiens et contre les bancs chrétiens. « Aucun parti, de droite ou de gauche, ne saurait l’annexer, car s’il n’arrête pas de prendre parti, il ne se situe pas au niveau des partis, écrit Bastaire, son meilleur biographe. La pétrification partisane, commode pour les pensées médiocres et les actions aveugles, relève de cette politique qu’il dénonce. Pour lui, le monde est chaque matin à inventer. Face à l’inattendu, l’homme vivant est celui qui, porté par l’espérance, ne cesse d’engendrer du nouveau. C’est cela en fin de compte, la mystique : une création permanente »[iii].

Face à lui, hier comme aujourd’hui, ses multiples ennemis. Le désespoir et son armée. La tiédeur et ses porte-étendards. La cavalerie des bourgeois, les lances des académiciens… « Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on en remontre pas, de ceux à qui on en fait pas accroire... Le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Le monde de ceux qui n’ont pas de mystique. Et qui s’en vantent »[iv].

Alors, « il pense avec tendresse à ce temps où il ne sera plus »[v] et, fièrement, il entonne ce chant de guerre perdue, ses Béatitudes de terrien : « heureux ceux qui sont mort pour la terre charnelle ! Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles, couchés dessus le sol à la face de Dieu ! »[vi]

Ah, Dieu… Ce bon Dieu ! Ce mon Dieu. Il aura bien fallu un tel mystère pour sustenter sa soif d’absolu (« car le surnaturel est lui-même charnel »[vii]). Et puis Notre Dame et ses tours beauceronnes. Et puis Jeannette et les âmes en souffrance. Et la Charité et la petite Espérance. Et Matthieu et son Evangile. Et puis ce cri… « Ce cri effroyable » du Christ en Croix[viii].

As-tu crié toi aussi, lieutenant Péguy ? Parce qu’il me semble en entendre l’écho quand je te lis.

Et il me semble que je pourrais te suivre, si tu levais encore ton sabre. Non pas pour le socialisme, non pas pour la chrétienté, non pour la poésie ou la théologie. Mais pour ton amour de la liberté. Je me lèverais et alors, me montrant du doigt, tu gueulerais à qui veut l’entendre : « tu les vois mes gars ? Avec ça, on va refaire 93 ! »[ix]

Mais à Villeroy, une balle t’arrêta. Et du trou qu’elle fit, ta voix s’envola :

« Paradis est plus fleuri que printemps.
Paradis est plus moissonneux qu’été.
Paradis est plus vendangeux qu’automne.
Paradis est si éternel qu’hiver…
Paradis est plus ouvert que champ de bataille…
Paradis est demeure de la Vierge.
Paradis est la dernière maison.
Paradis est le trône de justice.
Veuille seulement Dieu que route y aboutisse. »[x]

La rue de la Sorbonne s’est soudain vidée de mes rêves. Plus de petit homme barbu, ni de costume sombre. Ne restent que des sourcils froncés. Et une boutique de cahiers.


Joseph Gynt
Article publié sur Terre de Compassion, le 5 septembre 2014.





[i] Quatrains
[ii] Notre jeunesse, 1910
[iii] Péguy tel qu’on l’ignore, Jean Bastaire
[iv] Notre jeunesse, 1910
[v] Le Porche du mystère de la deuxième vertu, 1911
[vi] Eve, 1913
[vii] Ibid.
[viii] Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, 1910
[ix] La mort du lieutenant Péguy, Jean-Pierre Rioux.
[x] Le Mystère des Saints-Innocents, 1912

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