Hélie de Saint Marc est mort. Et "la France, dans sa profonde tradition imprégnée de culture chrétienne, a su pardonner et même plus que cela, elle a reconnu (son) sens de l'honneur". Cinquante après les événement d'Alger et sa condamnation pour "intelligence avec les dirigeants d'un mouvement insurrectionnel" (lire ici), Hélie de Saint Marc a été élevé à la dignité de grand-croix de la Légion d'honneur. C'était le 28 novembre 2011, dans la cour des Invalides. L'Histoire venait de rendre son verdict.
Voici le discours que le général Bruno Dary, alors gouverneur de Paris, lui a adressé. Paroles de soldat à soldat.
Mon
ancien,
Mon
commandant,
et,
si vous le permettez en ce jour exceptionnel, mon cher Hélie !
Nous
vivons à la fois une journée exceptionnelle et un moment paradoxal: qui d’entre
nous en effet n’a pas lu un seul de vos livres, sans avoir eu, la dernière page
tournée, un goût amer dans la gorge ?
La
guerre est toujours une tragédie et vos livres nous rappellent que l’histoire
est souvent une tragédie ; ils m’ont ramené un siècle plus tôt, quand le
capitaine de Borelli, officier de Légion, alors au Tonkin, écrivait à ses
hommes qui sont morts : Quant à savoir, si tout s’est passé de la sorte, Si
vous n’êtes pas restés pour rien là-bas, Si vous n’êtes pas morts pour une
chose morte, Ô, mes pauvres amis, ne le demandez pas ! Et pourtant,
aujourd’hui, il n’est pas besoin d’interroger tous les présents pour affirmer
que tous sans exception sont très heureux de vivre ici ce moment exceptionnel ;
ils sont heureux pour notre pays, incarné par sa République et son Président,
qui vient de vous décorer ; ils sont heureux pour la France, qui montre
aujourd’hui qu’elle sait à la fois pardonner et reconnaître chacun selon ses
mérites ; ils sont heureux pour vous, pour l’honneur qui vous échoit, pour le
témoin que vous êtes, pour les mystères que vous avez soulevés, pour le courage
que vous avez toujours montré !
Alors,
permettez-moi d’être leur porte-parole et d’essayer d’exprimer tout haut ce que
beaucoup ressentent intérieurement. Je parlerai au nom de ceux qui vous
entourent et de ceux qui auraient aimé être là ; je parlerai au nom de tous
ceux qui vous ont précédé, ceux qui sont partis, au hasard d’un clair matin,
dans les camps de concentration, dans les brumes des calcaires tonkinois ou
sous le soleil écrasant d’Afrique du Nord. Comme je ne peux les citer tous, j’évoquerai
simplement le nom des trois derniers, qui nous ont quittés récemment, le
commandant Roger Faulques, héros de la RC4, le major Otto Wilhelm, qui eut
l’honneur de porter la main du capitaine Danjou en 2006 à Camerone, et puis le
caporal Goran Franjkovic, dernier légionnaire à être tombé au combat, voici
quinze jours, en Afghanistan.
Parmi
ceux qui se réjouissent aujourd’hui avec vous, je veux citer en premier lieu
les légionnaires, vos légionnaires, ceux d’hier qui ont marqué toute votre vie
et ceux d’aujourd’hui qui étaient sur les rangs et sous les armes durant la
cérémonie. Vous avez dit et écrit que vous aviez vécu avec eux, les heures les
plus fulgurantes de votre vie ! Eh bien, ils sont tous là, les petits, les
sans-grade, les sans-nom, les oubliés de l’histoire ! Ceux dont les noms ne
figureront jamais sur un monument aux morts ! Ceux qui montent à l’assaut sans
hésitation, ceux qui se battent la peur au ventre, mais le courage dans le
coeur, et ceux qui sont tombés sans un cri ! Ils ont bâti la gloire de la
Légion et de notre armée avec leur peine, leur sueur et leur sang. Parmi eux,
comment ne pas évoquer vos légionnaires du 1er REP, ceux des champs de braise
et des brûlures de l’histoire, ceux qui, une nuit d’avril 1961, vous ont suivi
d’un bloc parce que vous étiez leur chef ! Quand j’exerçais le commandement de
la Légion étrangère, nous avons évoqué plusieurs fois ensemble cette aventure,
votre sentiment et votre peine à l’égard de la Légion d’avoir entraîné des
soldats étrangers dans une affaire française ; car la Légion, elle aussi, a
payé le prix fort !
Avec
les légionnaires, figurent aussi leurs chefs, vos camarades, vos frères
d’armes, ceux de tous les combats, ceux du 2e BEP de Raffalli, du 1er REP de
Jeanpierre, et puis Hamacek, Caillaud et votre cher et fidèle ami, le
commandant Morin, camarade de lycée et compagnon de déportation. Ils ont
partagé vos joies, vos peines, vos craintes, vos angoisses, vos désillusions et
vos espérances. Sont heureux aujourd’hui, les jeunes officiers, ceux de la
quatrième génération du feu, ceux qui ont longtemps monté la garde face au
pacte de Varsovie, puis, une fois la menace disparue, une fois la guerre froide
gagnée, sont repartis dans de nouvelles aventures, en opérations extérieures,
imprégnés de vos écrits, de votre expérience, de vos interrogations, de vos
encouragements et de vos messages d’espoir ; ils sont repartis dans des
circonstances bien différentes, mais, comme vous, ils ont toujours cherché à
servir de leur mieux, guidés par leur devoir et leur conscience ! Et puis,
parmi ceux qui se réjouissent, il y a ceux qui, un jour dans leur vie, ont dit
« non », fatigués des scènes d’horreur, des années d’occupation et des
humiliations répétées. Contre toute logique, contre l’air du temps, contre l’attrait
du confort et la sécurité du lendemain, ils ont dit non et ils ont assumé leur
décision en mettant leur peau au bout de leur choix ; dans ce long cortège,
Antigone a montré le chemin, d’autres ont suivi et habitent encore ici, dans
l’aile opposée des Invalides, celle d’Occident ; ce sont les compagnons de la
Libération, vos frères d’armes de la Seconde Guerre mondiale, venus de partout
et de nulle part et qui, comme vous ont dit non, quand ils ont vu la France
envahie.
Se
réjouit aujourd’hui avec vous la foule silencieuse de ceux qui ont connu la
souffrance dans leur corps, dans leur coeur ou leur âme ; il existe un lien
mystérieux, invisible, profond, indélébile qui unit ceux qui ont souffert. La
marque de la douleur vous confère cette qualité de savoir regarder la vie
autrement, de relativiser les échecs, même importants, de rester conscients que
tout bonheur est fragile, mais aussi de savoir apprécier les joies simples de
la vie, le regard d’un enfant ou d’un petitenfant, le sourire d’une femme, la fraternité
d’armes des camarades, l’union des âmes des compagnons.
Vous
rejoignent aujourd’hui dans l’honneur qui vous est rendu, ceux qui, comme vous,
ont connu la prison, la prison qui prive de liberté, et surtout la prison qui
humilie, isole, brise, rend fou et détruit l’être dans le plus profond de son
intimité ; comment ne pas évoquer ce mineur letton du camp de Langenstein,
prisonnier anonyme et qui vous a sauvé la vie ? Entre eux aussi, il existe un
lien mystérieux : je me souviens de ce jour de septembre 1995, lorsque je vous
ai accueilli au 2e REP, à Calvi, je vous ai présenté le piquet d’honneur, et au
cours de la revue, alors que vous veniez de vous entretenir avec plusieurs
légionnaires, vous avez demandé, avec beaucoup de respect et de pudeur, à l’un
d’eux : « Mais, si ce n’est pas indiscret, vous n’auriez pas connu la prison ?
» Et, malgré son anonymat, il vous répondit que c’était bien le cas…
Et
puis, parmi la cohorte immense, il y a ceux qui croyaient au ciel et ceux qui
n’y croyaient pas, tous ceux qui ont été ébranlés dans leur foi et leurs
certitudes, pour avoir vu, connu et vécu l’horreur ; ceux qui ont douté qu’il
pût exister un Dieu d’amour, pour avoir hanté les camps de la mort, qu’il pût
exister un Dieu de fidélité, pour avoir dû abandonner un village tonkinois qui
avait cru à votre parole, ou qu’il pût exister un Dieu de miséricorde, pour
avoir été victime de parjures.
Et
pourtant, au soir de votre vie, vous restez persuadé que rien n’est inutile et
que tout est donné, que si le passé est tragique, l’avenir est plein d’espoir,
que si l’oubli peut envahir notre mémoire, le pardon ne pourra jamais assaillir
notre coeur ; c’est ce que vous avez appelél’Aventure et l’Espérance.
M’en
voudrez-vous beaucoup si, parmi ceux qui se réjouissent en ce jour, je parle
aussi des femmes ? Celles que l’on évoque souvent dans nos chants de
légionnaires, Eugénie, Anne-Marie, Véronika ; celles dont les prénoms ont servi
à baptiser les collines de Diên Biên Phû ; celles qui ont toujours tenu une
place particulière dans votre vie de combattant et d’homme de lettres ; celles
dont la beauté et le charme ne vous ont jamais laissé indifférent. Je me
permettrai d’évoquer la première d’entre elles, Manette, qui, comme elle s’y
était engagée devant Dieu et les hommes, vous a suivi pour le meilleur, mais
aussi pour le pire. Elle et vos quatre filles furent à la peine ; il est bien
normal qu’aujourd’hui elles soient à la joie !
Enfin
et au-dessus de tout, ceux qui se réjouiront sans doute le plus, même si leur
pudeur ne le leur permet pas, ce sont les hommes d’honneur ! Car l’étoile qui
vous a guidé dans toute votre vie restera celle de l’honneur, puisque vous lui
avez tout sacrifié, votre carrière, votre famille, votre renommée, votre avenir
et vos lendemains ! Et aujourd’hui, cet honneur vous est officiellement
reconnu, car la France, dans sa profonde tradition imprégnée de culture
chrétienne, a su pardonner et même plus que cela, elle a reconnu votre sens de
l’honneur.
Avant
de conclure, vous me permettrez de citer ce général, qui, au cours d’un des
procès qui suivit la tragédie algérienne, déclara :
« Choisissant la discipline, j’ai également choisi de partager avec la nation française la honte d’un abandon ! Et pour ceux qui, n’ayant pu supporter cette honte, se sont révoltés contre elle, l’histoire dira peut-être que leur crime est moins grand que le nôtre ! »
Aujourd’hui,
cinquante ans plus tard, à travers l’honneur qui vous est fait, il semble que
l’histoire soit sur le point de rendre son verdict ! Mon ancien, vous arrivez
aujourd’hui au sommet de votre carrière, militaire et littéraire ; mais comme
vous le dîtes souvent, vous êtes aussi au soir de votre vie, à l’heure où l’on
voit les ombres s’allonger. Tous ceux qui sont là sont heureux d’être auprès de
vous sur ce sommet ; et ce sommet n’est pas qu’une allégorie ! Ce sommet est
bien concret ; permettez-moi de l’imaginer en Corse : toutes vos sentinelles du
soir sont là, autour de vous, admirant le soleil couchant ; comme partout en
Corse, le paysage est sublime, le spectacle intense ; la nuit s’est répandue
dans la vallée, le soir monte et l’on voit s’éclairer peu à peu les villages et
leurs églises, les cloches des troupeaux tintent dans le lointain et l’on
admire le soleil qui disparaît lentement derrière l’horizon dans le calme et la
paix du soir.
Il va bientôt faire nuit et chacun de ceux qui sont là, qui vous
estiment et qui vous aiment, a envie de fredonner cette rengaine, désormais
entrée dans l’histoire :
« Non, rien de rien ! Non, je ne regrette rien ! »
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