dimanche 1 novembre 2015

Mort et dignité : le combat fallacieux de l’ADMD


"En ce temps-là, la vieillesse était une dignité ; aujourd'hui, elle est une charge."  (Chateaubriand)

Depuis mille ans, le 2 novembre est le jour des morts. Désormais, il est aussi la « journée mondiale pour le droit de mourir dans la dignité ». L’ADMD, association éponyme, poursuit sa campagne de communication pro-euthanasie en organisant une centaine de manifestations dans toute la France.

Moi aussi, petit catho amoureux de cette chienne de vie, je revendique un droit à mourir dans la dignité. Tard et sans souffrir, si possible. Et si cette coupe m’est destinée, qu’il me soit donné la force de la boire avec orgueil, jusqu’à la lie. Tout en craignant plus la douleur que la mort, je refuse de faire de mon état physique ou mental l’étalon de ma dignité, ou de mon  indignité à vivre. Question de fierté. De liberté, aussi.

« Comment peut-on se dire libre et maître de son destin si l’on ne peut éviter la déchéance ? », se demande l’écrivain Michel Lee Landa, dans le texte fondateur de l’ADMD. Remarque pertinente, qui fausse pourtant le raisonnement dès le départ. Car après tout, peut-on davantage se dire libre et maître de son destin sans avoir choisi de naître ? Me dire le capitaine de mon âme n’a eu aucune incidence sur ma croissance ni sur le creusement de mes premières rides. Sans encore parler de foi, je peux reconnaitre que ma déchéance, comme mon avènement, relèvent du mystère. Or je ne peux être maître que de la part qu’il m’est donné de maîtriser.

lundi 28 septembre 2015

Du rôle de l’Etat (Charles Péguy)


« Les intellectuels modernes, le parti intellectuel moderne a infiniment le droit d’avoir une métaphysique, une philosophie, une religion, une superstition tout aussi grossière et aussi bête qu’il est nécessaire pour leur faire plaisir… Mais ce qui est en cause… c’est de savoir si l’État moderne a le droit et si c’est son métier… d’adopter cette métaphysique, de se l’assimiler, de l’imposer au monde en mettant à son service tous les énormes moyens de la gouvernementale force.

Quand donc aurons-nous enfin la séparation de la métaphysique de l’État.

Quand donc nos français ne demanderont-ils à l’État et n’accepteront-ils de l’État que le gouvernement de valeurs temporelles ? Ce qui est déjà beaucoup, et peut-être trop. »


Charles Péguy,
Situation faite… Part intellectuel, 1906

lundi 21 septembre 2015

Mystique et politique (Charles Péguy)


« Tout commence en mystique et finit en politique. Tout commence par la mystique, par une mystique, par sa (propre) mystique et tout finit par de la politique. La question, importante, n’est pas, il est important, il est intéressant que, mais l’intérêt, la question n’est pas que telle politique l’emporte sur telle ou telle autre et de savoir qui l’emportera de toutes les politiques. L’intérêt, la question, l’essentiel est que dans chaque ordre, dans chaque système la mystique ne soit point dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance.

En d’autres termes il importe peut-être, il importe évidemment que les républicains l’emportent sur les royalistes ou les royalistes sur les républicains, mais cette importance est infiniment peu, cet intérêt n’est rien en comparaison de ceci : que les républicains demeurent des républicains ; que les républicains soient des républicains. Et j’ajouterai, et ce ne sera pas seulement pour la symétrie, complémentairement j’ajoute : que les royalistes soient, demeurent royalistes (…).

Notre première règle de conduite, ou, si l’on préfère, la première règle de notre conduite sera donc, étant dans l’action, de ne jamais tomber dans la politique, c’est-à-dire, très précisément, suivant une ligne d’action, de nous défier, de nous méfier de nous-mêmes et de notre propre action, de faire une extrême attention à distinguer le point de discernement, et ce point reconnu, de rebrousser en effet à ce point de rebroussement. Au point où la politique se substitue à la mystique, dévore la mystique, trahit la mystique, celui-là seul qui trahit la politique est aussi le seul qui ne trahit pas la mystique (…).

La politique se moque de la mystique, mais c’est encore la mystique qui nourrit la politique même.

Car les politiques se rattrapent, croient se rattraper en disant qu’au moins ils sont pratiques et que nous ne le sommes pas. Ici même ils se trompent. Et ils trompent. Nous ne leur accorderons pas même cela. Ce sont les mystiques qui sont même pratiques et ce sont les politiques qui je le sont pas. C’est nous qui sommes pratiques, qui faisons quelque chose, et c’est eux qui ne le sont pas, qui ne font rien. C’est nous qui amassons et c’est eux qui pillent. C’est nous qui bâtissons, c’est nous qui fondons, et c’est eux qui démolissent. C’est nous qui nourrissons et c’est eux qui parasitent. C’est nous qui faisons les œuvres et les hommes, les peuples et les races. Et c’est eux qui ruinent.

C’est pour cela qu’il ne s’agit point qu’ils nous regardent comme des inspecteurs (comme eux-mêmes étant des inspecteurs). Il ne s’agit point qu’ils nous examinent et nous jugent, qu’ils nous passent en revue et en inspection. Qu’ils nous demandent des comptes, eux à nous, vraiment ce serait risible. Tout le droit qu’ils ont, avec nous, c’est de se taire. Et de tâcher de se faire oublier. Espérons qu’ils en useront largement. »


Charles Péguy,
Notre jeunesse, 1910

lundi 14 septembre 2015

L’argent, seul devant Dieu (Charles Péguy)


« Le monde moderne a fait à l’humanité des conditions telles, si entièrement et si absolument nouvelles, que tout ce que nous savons par l’histoire, tout ce que nous avons appris des humanités précédentes ne peut aucunement nous servir, ne peut pas nous faire avancer dans la connaissance du monde où nous vivons. Il n’y a pas de précédents. Pour la première fois dans l’histoire du monde les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’argent. (…) Pour la première fois dans l’histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d’un seul mouvement et d’un même mouvement ont reculé sur la face de la terre. Et comme une immense ligne elles ont reculé sur toute la ligne. Et pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est maître sans limitation ni mesure. Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul en face de l’esprit. (Et même il est seul en face des autres matières.)

Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul devant Dieu.

L’instrument est devenu la matière et l’objet et le monde. De là est venue cette immense prostitution du monde moderne. Elle ne vient pas de la luxure. Elle n’en est pas digne. Elle vient de l’argent. Elle vient de cette universelle interchangeabilité (…). Le monde moderne n’est pas universellement prostitutionnel par luxure. Il en est bien incapable. Il est universellement prostitutionnel parce qu’il est universellement interchangeable. Il ne s’est pas procuré de la bassesse et de la turpitude avec son argent. Mais parce qu’il avait tout réduit en argent, il s’est trouvé que tout était bassesse et turpitude.

Je parlerai un langage grossier. Je dirai : Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est le maître du curé comme il est le maître du philosophe. Il est le maître du pasteur comme il est le maître du rabbin. Et il est le maître du poète comme il est le maître du statuaire et du peintre.

Le monde moderne a créé une situation nouvelle, nova ab integro. L’argent est le maître de l’homme d’Etat comme il est le maître de l’homme d’affaires. Et il est le maître du magistrat comme il est le maître du simple citoyen. Et il est le maître de l’Etat comme il est le maître de l’école. Et il est le maître du public comme il est le maître du privé. Et il est le maître de la justice plus profondément qu’il n’était le maître de l’iniquité. Et il est le maître de la vertu plus profondément qu’il n’était le maître du vice.

Il est le maître de la morale plus profondément qu’il n’était le maître des immoralités. »


Charles Péguy,
Note conjointe sur M. Descartes, 1914

lundi 7 septembre 2015

Sur le pouvoir des journalistes (Charles Péguy)



« On conduit aujourd’hui les lecteurs comme on n’a pas cessé de conduire les électeurs. Beaucoup de journalistes, qui blâment avec raison la faiblesse des mœurs parlementaires, feraient bien de se retourner sur soi-même et de considérer que les salles de rédaction se tiennent comme les Parlements. Il y a au moins autant de démagogie parlementaire dans les journaux que dans les assemblées. Il se dépense autant d’autorité dans un comité de rédaction que dans un conseil des ministres ; et autant de faiblesse démagogique. Les journalistes écrivent comme les députés parlent (…).

C’est le jeu ordinaire des journalistes que d’ameuter toutes les libertés, toutes les licences, toutes les révoltes, et en effet toutes les autorités, le plus souvent contradictoires, contre les autorités gouvernementales officielles. “Nous, simples citoyens”, vont-ils répétant. Ils veulent ainsi cumuler tous les privilèges de l’autorité avec tous les droits de la liberté. Mais le véritable libertaire sait apercevoir l’autorité partout où elle sévit ; et nulle part elle n’est aussi dangereuse que là où elle revêt les aspects de la liberté (…).

Le véritable libertaire se gare des mouvements officieux autant que des gouvernements officiels. Car la popularité aussi est une forme de gouvernement, et non des moins dangereuses (…).

Quand un journaliste exercé dans son domaine un gouvernement de fait, quand il a une armée de lecteurs fidèles, quand il entraîne ces lecteurs par la véhémence, l’audace, l’ascendant, moyens militaires, par le talent, moyen vulgaire, par le mensonge, moyen politique, et ainsi quand le journaliste est devenu une puissance dans l’Etat, quand il a des lecteurs exactement comme un député a des électeurs, quand un journaliste a une circonscription lectorale, souvent plus vaste et beaucoup, plus solide, il ne peut pas venir ensuite nous jouer le double jeu ; il ne peut pas venir pleurnicher. Dans la grande bataille des puissances de ce monde, il ne peut pas porter des coups redoutables au nom de sa puissance et quand les puissances contraires lui rendent ses coups, dans le même temps, il ne peut pas se réclamer du simple citoyen. Qui renonce à la raison pour l’offensive ne peut se réclamer de la raison pour la défensive. »



Charles Péguy, De la raison, 1901.

samedi 5 septembre 2015

Péguy au chant d'honneur



« Halluciné d’amour,
Cœur fou, cœur sage,
Guériras-tu un jour
de cette rage »[i]


5 septembre 1914. Un mois après la déclaration de la guerre, près de Meaux, une brigade marocaine tente vainement de s’emparer d’une colline allemande. Le 271e régiment d’infanterie est envoyé en soutien. Mission sacrifice. Un lieutenant se lève pour exhorter ses troupes. Il court d’un homme à l’autre. « Tirez, tirez nom de Dieu ! » Il tombe. Charles Péguy est mort.

Loin de la Marne… Loin de la guerre… Je flâne à Paris, au hasard des rues qui tombent du Panthéon. « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante », assure son fronton. Ce n’est pourtant pas là que je le trouverai. Sans me soucier du siècle écoulé, je crois l’apercevoir, déboulant de sa librairie, au n°8 de la rue de la Sorbonne. Petit homme. Barbu dans un costume sombre. Les sourcils froncés, comme pliants sous le poids des humeurs. A tous les coups, il rumine quelques déceptions à l’encontre de ce traître de Jaurès. Il le croyait socialiste, il n’était que politique. La peste soit de ces valets du compromis ! Vive la mystique ! Ou bien est-ce contre ses prétendus amis qu’il rage, ceux qui ne veulent plus verser un centime pour la survie des Cahiers de la quinzaine ? A moins qu’il ne vienne d’apprendre, par quelque mystère, que cette guerre que l’on dit imminente, sera celle qui le fera mourir. Une mort au front et en plein front, comme il se doit. Au champ d’honneur et debout, comme il a vécu. Il le sait et l’écrit : « celui qui est désigné doit marcher. Celui qui est appelé doit répondre. C’est la loi, c’est la règle, c’est le niveau des vies héroïques »[ii].

Péguy sait bien ce que font à la chair de l’homme, les balles crachées du canon. Mais il sait encore mieux ce que fait le déshonneur à l’âme. Il est soldat et mène son combat depuis le lycée d’Orléans et l’Ecole normale supérieure. Depuis l’affaire Dreyfus, où il voulu, avec son ami Bernard-Lazare, sauver non pas l’honneur bafoué du capitaine, mais celui, moribond, de la France. Il conduit sa charge depuis les bancs socialistes et contre les bancs socialistes, depuis les bancs chrétiens et contre les bancs chrétiens. « Aucun parti, de droite ou de gauche, ne saurait l’annexer, car s’il n’arrête pas de prendre parti, il ne se situe pas au niveau des partis, écrit Bastaire, son meilleur biographe. La pétrification partisane, commode pour les pensées médiocres et les actions aveugles, relève de cette politique qu’il dénonce. Pour lui, le monde est chaque matin à inventer. Face à l’inattendu, l’homme vivant est celui qui, porté par l’espérance, ne cesse d’engendrer du nouveau. C’est cela en fin de compte, la mystique : une création permanente »[iii].

Face à lui, hier comme aujourd’hui, ses multiples ennemis. Le désespoir et son armée. La tiédeur et ses porte-étendards. La cavalerie des bourgeois, les lances des académiciens… « Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on en remontre pas, de ceux à qui on en fait pas accroire... Le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Le monde de ceux qui n’ont pas de mystique. Et qui s’en vantent »[iv].

Alors, « il pense avec tendresse à ce temps où il ne sera plus »[v] et, fièrement, il entonne ce chant de guerre perdue, ses Béatitudes de terrien : « heureux ceux qui sont mort pour la terre charnelle ! Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles, couchés dessus le sol à la face de Dieu ! »[vi]

Ah, Dieu… Ce bon Dieu ! Ce mon Dieu. Il aura bien fallu un tel mystère pour sustenter sa soif d’absolu (« car le surnaturel est lui-même charnel »[vii]). Et puis Notre Dame et ses tours beauceronnes. Et puis Jeannette et les âmes en souffrance. Et la Charité et la petite Espérance. Et Matthieu et son Evangile. Et puis ce cri… « Ce cri effroyable » du Christ en Croix[viii].

As-tu crié toi aussi, lieutenant Péguy ? Parce qu’il me semble en entendre l’écho quand je te lis.

Et il me semble que je pourrais te suivre, si tu levais encore ton sabre. Non pas pour le socialisme, non pas pour la chrétienté, non pour la poésie ou la théologie. Mais pour ton amour de la liberté. Je me lèverais et alors, me montrant du doigt, tu gueulerais à qui veut l’entendre : « tu les vois mes gars ? Avec ça, on va refaire 93 ! »[ix]

Mais à Villeroy, une balle t’arrêta. Et du trou qu’elle fit, ta voix s’envola :

« Paradis est plus fleuri que printemps.
Paradis est plus moissonneux qu’été.
Paradis est plus vendangeux qu’automne.
Paradis est si éternel qu’hiver…
Paradis est plus ouvert que champ de bataille…
Paradis est demeure de la Vierge.
Paradis est la dernière maison.
Paradis est le trône de justice.
Veuille seulement Dieu que route y aboutisse. »[x]

La rue de la Sorbonne s’est soudain vidée de mes rêves. Plus de petit homme barbu, ni de costume sombre. Ne restent que des sourcils froncés. Et une boutique de cahiers.


Joseph Gynt
Article publié sur Terre de Compassion, le 5 septembre 2014.





[i] Quatrains
[ii] Notre jeunesse, 1910
[iii] Péguy tel qu’on l’ignore, Jean Bastaire
[iv] Notre jeunesse, 1910
[v] Le Porche du mystère de la deuxième vertu, 1911
[vi] Eve, 1913
[vii] Ibid.
[viii] Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, 1910
[ix] La mort du lieutenant Péguy, Jean-Pierre Rioux.
[x] Le Mystère des Saints-Innocents, 1912

lundi 31 août 2015

Du monde moderne (Charles Péguy)


« On oublie trop que le monde moderne, sous une autre face, est le monde bourgeois, le monde capitaliste. C’est même un spectacle amusant que de voir comment nos socialistes antichrétiens, particulièrement anticatholiques, insoucieux de la contradiction, encensent le même monde sous le nom de moderne et le flétrissent, le même sous le nom de bourgeois et de capitaliste.

À l’avènement des temps modernes, une grande quantité de puissances de force, la plupart même sont tombées, mais loin que leur chute ait servi aucunement aux puissances d’esprit, en leur donnant le champ libre, au contraire la suppression des autres puissances de force n’a guère profité qu’à cette puissance de force qu’est l’argent.

Quand nous disons moderne… nous nommons un temps très déterminé… dont assurément le monde verra la fin… si nous n’avons pas, nous, quand même nous n’aurions pas ce bonheur, nous-mêmes, que nous n’avons peut-être encore pas mérité, que nous n’avons sans doute pas obtenu.

Vingt, trente générations (annuelles) de Français sans compter les suivantes, et celles qui viennent d’avance, croient qu’en effet ça s’est fait comme ça. Que c’est comme ça. Que tous les gens, sans aucune exception depuis le commencement du monde, qui toutefois n’a pas été créé, jusqu’au trente et un décembre dix-sept cent quatre-vingt-huit, — après la naissance du Christ, — à minuit, ont été de foutues bêtes… et que le premier janvier dix-sept cent quatre-vingt-neuf, à minuit zéro minute zéro seconde un dixième de seconde, — et encore les vrais savants ne s’arrêtent pas au dixième de seconde — tout le monde a été créé splendide, tout le monde, excepté, bien entendu, les réactionnaires.

Le monde moderne avilit. Il avilit la cité, il avilit l’homme. Il avilit l’amour ; il avilit la femme. Il avilit la race ; il avilit l’enfant. Il avilit la nation ; il avilit la famille. Il avilit même, il a réussi à avilir ce qu’il y a peut-être de plus difficile à avilir au Monde : il avilit la mort. »

Charles Péguy,
Situation faite… gloire temporelle 1907

lundi 24 août 2015

Déchristianisation et stérilité moderne (Charles Péguy)


« Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous. C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique. Et qui s’en vantent.

Qu’on ne s’y trompe pas, et que personne par conséquent ne se réjouisse, ni d’un côté ni de l’autre. Le mouvement de dérépublicanisation de la France est profondément le même mouvement que le mouvement de sa déchristianisation. C’est ensemble un même, un seul mouvement profond de démystication. C’est du même mouvement profond, d’un seul mouvement que ce peuple ne croit plus à la République et qu’il ne croit plus à Dieu, qu’il ne veut plus mener la vie républicaine, et qu’il ne veut plus mener la vie chrétienne, (qu’il en a assez), on pourrait presque dire qu’il ne veut plus croire aux idoles et qu’il ne veut plus croire au vrai Dieu. La même incrédulité, une seule incrédulité atteint les idoles et Dieu, atteint ensemble les faux dieux et le vrai Dieu, les dieux antiques, le Dieu nouveau, les dieux anciens et le Dieu des chrétiens.

Une même stérilité desséché la cité et la chrétienté. La cité des hommes et la cité de Dieu. C’est proprement la stérilité moderne. »


Charles Péguy,
Notre jeunesse, 1910

lundi 17 août 2015

Miles Christi


« Miles Christi, tout chrétien est aujourd’hui un soldat; le soldat du Christ. Il n’y a plus de chrétien tranquille. Ces Croisades que nos pères allaient chercher jusque sur les terres des Infidèles, non solum in terras Infidelium, sed, ut ita dicam, in terras ipsas infideles, ce sont elles aujourd’hui qui nous ont rejoints au contraire, ce sont elles à présent qui nous ont rejoints, et nous les avons à domicile. Nos fidélités sont des citadelles. Ces croisades qui transportaient des peuples, qui transportaient un continent sur un continent, qui jetaient des continents les uns sur les autres, elles se sont retransportées vers nous, elles ont reflué sur nous, elles sont revenues jusque dans nos maisons. Comme un flot, sous la forme d’un flot d’incrédulité elles ont reflué jusqu’à nous. Nous n’allons plus porter le combat chez les Infidèles. Ce sont les infidèles épars, les infidèles communs, diffus ou précis, informes et formels, informes ou formels, généralement répandus, les infidèles de droit commun, et encore plus ce sont les infidélités qui nous ont rapporté le combat chez nous. Le moindre de nous est un soldat. Le moindre de nous est littéralement un croisé. Nos pères, comme un flot de peuple, comme un flot d’armée envahissaient des continents infidèles. A présent au contraire c’est le flot d’infidélité au contraire qui tient la mer qui tient la haute mer et qui incessamment nous assaille de toutes parts.

Toutes nos maisons sont des forteresses in periculo maris, au péril de la mer. La guerre sainte est partout. Elle est toujours. C’est pour cela qu’elle n’a plus besoin d’être prêchée nulle part. Je veux dire en un point déterminé. Qu’elle n’a plus besoin d’être prêchée jamais. Je veux dire à un moment déterminé. C’est elle à présent qui va de soi, qui est de droit, commun. C’est pour cela qu’elle n’a plus besoin d’être décrétée. Elle est toujours. Elle est partout. Ce n’est plus la guerre de Cent Ans. C’est à l’heure qu’il est une guerre de deux cents ou de cent cinquante et des années.

Cette guerre sainte qui autrefois s’avançait comme un grand flot dont on savait le nom, cette guerre continentale, transcontinentale, que des peuples entiers, que des armées continentales transportaient d’un continent sur l’autre, brisée aujourd’hui, émiettée en mille flots elle vient aujourd’hui battre le seuil de notre porte. Ainsi nous sommes tous des îlots battus d’une incessante tempête et nos maisons sont toutes des forteresses dans la mer. Qu’est-ce à dire, sinon que les vertus qui alors n’étaient requises que d’une certaine fraction de la chrétienté aujourd’hui sont requises de la chrétienté tout entière. »


Charles Péguy,
Clio, posthume

samedi 8 août 2015

8 août, journée mondiale du démon


"Le XXe siècle, qui crut si peu au diable, les plus mécréants confessent son diabolisme aigu, mais ils ne parviennent pas à faire le rapprochement, et ils en restent à une vision grossière qui leur blanchit les mains. Parce qu'il y a eu Hitler et Staline, bien sûr. Mais il y eut aussi les alliés, et cette date merveilleuse qui conviendrait parfaitement à une journée mondiale du Démon (sous le patronage de l'Unesco) : le 8 août 1945. 

C'est le jour où le tribunal militaire de Nuremberg à juridiquement codifié la notion de crime contre l'Humanité. Le surlendemain d'Hiroshima. La veille de Nagasaki. En sorte que ceux-là qui dénonçaient le grand crime étaient aussi ceux qui, ayant sous les yeux les effets de la première, larguaient la deuxième bombe...

Le 8 août, c'est aussi la fête de saint Dominique. Un jour, un religieux lui demanda : maître Dominique, ces grands malheurs ne finiront jamais ? Il ne répondit qu'après un long silence : Certainement, elle finira, cette méchanceté... Elle finira, mais le terme est lointain. Beaucoup verseront leur sang dans l'intervalle."

Fabrice Hadjadj, La foi des démons.

vendredi 24 juillet 2015

Prière à Louis et Zélie


Louis et Zélie Martin, 

vous qui dans votre vie de couple et de parents, avez donné le témoignage d'une vie chrétienne exemplaire, par l'exercice de votre devoir d'état et la pratique des vertus évangéliques, nous nous tournons vers vous aujourd'hui. Que l'exemple de votre confiance inébranlable en Dieu et de votre abandon constant à sa volonté, à travers les joies mais aussi les épreuves, les deuils et les souffrances dont votre vie a été jalonnée, nous encourage à persévérer dans nos difficultés quotidiennes et à demeurer dans la joie et l'espérance chrétiennes. Intercédez pour nous auprès du Père pour que nous obtenions les grâces dont nous avons tant besoin aujourd'hui dans notre vie terrestre et que nous parvenions comme vous à la béatitude éternelle. 

Amen.

Pour plus d'informations sur l’icône, cliquez ici. 

lundi 20 juillet 2015

"Dans la main de la terre"


"Il y avait peut-être cent ans qu'elle était là,
ou peut-être juste un instant.

Le vent de la nuit lui caressait le visage.

Je ne saurais vous dire où était son pays
Où était sa maison. 
Si elle était femme de marin, de paysan, d'exilé ou
d'émigrant.
Si elle avait franchi la mer, une montagne ou
l'océan.

La terre semblait être derrière elle...

jeudi 16 juillet 2015

Sexe et péché originel : les corps désunis

 1 - Un peu plus qu'une pomme


Quand une fois la liberté a explosé dans une âme d'homme, les dieux ne peuvent plus rien contre cet homme-là.  (Jean-Paul Sartre)
Imaginez un jardin ensoleillé, fleurant bon le printemps. Ève, jeune femme pleine de vie, au regard rieur et aux courbes généreuses, papillonne dans une prairie en fleurs, nue comme un vers et s'en en éprouver aucune gêne. Voilà que son innocente balade la conduit auprès d'un grand arbre charnu, couvert de fruits. C'est l'arbre de la connaissance du bien et du mal, celui-là même sur lequel repose l'interdit divin. L'interdit, cette notion pénible qui semble violer notre liberté... « Suffit-toi toi-même », lui susurre le serpent à l'oreille. Il ne parlera pas beaucoup plus avant que la belle, sensuelle et délicate, s'approche de l'arbre et effleure de ses doigts la peau lisse et brillante d'un fruit pendu à l'une des branches. Ève sent le désir monter en elle, un frisson le long de sa nuque... L'excitation née de la transgression. Quel mal y aurait-il à se faire du bien, dans ce lieu voué au bonheur et à l'insouciance ? Dieu ne se contredirait-il pas lui-même en voulant restreindre la divine liberté ? Trop réfléchir est usant. Écouter son instinct, obéir à son ventre brûlant, est parfois plus rassurant. En un instant, ses longues mains décrochent l’objet convoité et le mènent jusque sa bouche gourmande. Et sans que le ciel ne lui tombe encore sur la tête, ses belles dents blanches s'enfoncent dans la chaire juteuse du fruit. Sa langue goûte le parfum sucré qui s'en dégage, son palais jouit de ce plaisir fugace. « Adam, où est Adam? Il faut qu'il sache ! » Il arrive, Ève, et en courant. Car il est aussi libre et sot que toi.

jeudi 9 juillet 2015

"Grèce ! Grèce ! Grèce ! tu meurs." (Victor Hugo)



"Depuis assez longtemps les peuples disaient : « Grèce ! 

Grèce ! Grèce ! tu meurs. Pauvre peuple en détresse, 
A l'horizon en feu chaque jour tu décroîs. 
En vain, pour te sauver, patrie illustre et chère, 
Nous réveillons le prêtre endormi dans sa chaire, 
En vain nous mendions une armée à nos rois.

« Mais les rois restent sourds, les chaires sont muettes. 
Ton nom n'échauffe ici que des cœurs de poètes. 
A la gloire, à la vie on demande tes droits. 
A la croix grecque, Hellé, ta valeur se confie. 
C'est un peuple qu'on crucifie ! 
Qu'importe, hélas ! sur quelle croix !"




Victor Hugo, Les orientales, 1829

mardi 7 juillet 2015

De la dette (JPII)


"Le principe que les dettes doivent être payées est assurément juste ; mais il n'est pas licite de demander et d'exiger un paiement quand cela reviendrait à imposer en fait des choix politiques de nature à pousser à la faim et au désespoir des populations entières. On ne saurait prétendre au paiement des dettes contractées si c'est au prix de sacrifices insupportables. Dans ces cas, il est nécessaire — comme du reste cela est entrain d'être partiellement fait — de trouver des modalités d'allégement, de report ou même d'extinction de la dette, compatibles avec le droit fondamental des peuples à leur subsistance et à leur progrès."

Jean-Paul II, Centesimus annus, 1991.

lundi 6 juillet 2015

Détruire la misère (Victor Hugo)



« Je ne suis pas, Messieurs, de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde, la souffrance est une loi divine, mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère. 

Remarquez-le bien, Messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire. La misère est une maladie du corps social comme la lèpre était une maladie du corps humain ; la misère peut disparaître comme la lèpre a disparu. Détruire la misère ! Oui, cela est possible ! Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas le fait, le devoir n’est pas rempli. »

Victor Hugo,
Discours à l’Assemblée nationale, 9 juillet 1849

vendredi 3 juillet 2015

Notre peur la plus profonde

nelson_mandela

"Notre peur la plus profonde n'est pas que nous ne soyons pas à la hauteur.
Notre peur la plus profonde est que nous sommes puissants au-delà de toutes limites.

C'est notre propre lumière et non notre obscurité qui nous effraie le plus.

Nous nous posons la question... Qui suis-je, moi, pour être brillant, radieux, talentueux et merveilleux ?

En fait, qui êtes-vous pour ne pas l'être ?

Vous êtes un enfant de Dieu.

Vous restreindre, vivre petit, ne rend pas service au monde. L'illumination n'est pas de vous rétrécir pour éviter d'insécuriser les autres.

Nous sommes nés pour rendre manifeste la gloire de Dieu qui est en nous.

Elle ne se trouve pas seulement chez quelques élus, elle est en chacun de nous. Et, au fur et à mesure que nous laissons briller notre propre lumière, nous donnons inconsciemment aux autres la permission de faire de même.

En nous libérant de notre propre peur, notre puissance libère automatiquement les autres."




Marianne Williamson, citée par Nelson Mandela dans son discours d'investiture à la présidence de la République de l’Afrique du Sud, 1994.

jeudi 2 juillet 2015

A la vie comme en vers, laisser dire et bien faire



Un caprice, un fantasme, une brise fantasque :
l’édito cette semaine dansera sur douze pieds,
empruntant la trame d’une morale célèbre
pour répondre aux critiques de nos libres cahiers.

Il était une fois, donc, dans une maison,
un brave garçon qui n’osait jamais rien dire
ni faire quoi que ce soit, soit par peur des soupirs,
des mauvaises critiques ou du qu’en-dira-t-on.

Un beau matin son père, pour lui faire la leçon,
l’envoya monter l’âne qui broutait le gazon.
Ensemble ils s’en allèrent s’exposer au village
aux regards des rupins et à leurs commérages.

« Voyez donc ce gamin freluquet, qu’ils jasaient,
voyant passer le cortège et ses trois acteurs.
Faut-il qu’il ait les jambes en coton pour voler
la place confortable à son vieux géniteur ! »
« Voilà bien la jeunesse, répondait un voisin,
insolente et sans gêne, ni soin pour les anciens ».

Rendu à la maison, le père interrogea
son gars pour savoir l’effet sur lui de l’affaire :
« dis, as-tu ouï ces vilenies à ton endroit ? »
« Oui mon père, fit son fils, et j’en ai bien souffert ».
« Bien, dit l’ancien, demain nous recommencerons,
mais c’est moi, cette fois-ci, qui monterai l’ânon ».

Ce qui fut décidé fut bien fait et alors,
à nouveau s’en alla parader l’équipage.
« Voyez ce vieil orgueilleux, cria-t-on de rage,
comme il est attaché à son propre confort :
il en laisse, c’est bien triste, la tâche à son moutard
de pousser fort aux fessiers l’âne cabochard ! »
Un autre en écho : « tels sont nos vieux à présent,
vaniteux et sans cœur pour nos pauvres enfants ».

Ils revinrent le lendemain, marchant nez au vent
aux côtés du baudet tout couvert de leurs lots.
Et toujours s’entendaient les murmures des gens :
« ont-ils si peu de pitié pour la pauvre bête,
qu’ils la mènent souffrante à trainer leur fardeau ? »

Le jour suivant, ils portèrent eux-mêmes leurs affaires,
laissant l’âne trottiner à dix mètres derrières.
« C’est misère que de les voir suer pour ménager
les flancs d’une bête juste conçue pour porter ! »

A toutes les fois et pour chaque circonstance,
les pics fusèrent sur eux, en sens et contresens.

« Comprends-tu la leçon ? », demanda le papa
à son fils assidu, la semaine finie.
« Ah dam oui, répliqua-t-il. Il n’est pas de choix
qui n’attire la critique et les mauvais esprits !
Quoique l’on fasse, il s’en trouve toujours au parloir
pour ne point l’apprécier et vous le faire savoir ».

Pas de quoi s’alarmer car ainsi va la vie :
c’est le prix à payer pour celui qui agit.

Est bien fou du cerveau, comme disait La Fontaine,
qui prétend contenter tout le monde sans peine !



Joseph Gynt
Edito publié sur les Cahiers libres, le 26 novembre 2013.