« Le monde moderne a fait à l’humanité des conditions
telles, si entièrement et si absolument nouvelles, que tout ce que nous savons
par l’histoire, tout ce que nous avons appris des humanités précédentes ne peut
aucunement nous servir, ne peut pas nous faire avancer dans la connaissance du
monde où nous vivons. Il n’y a pas de précédents. Pour la première fois dans
l’histoire du monde les puissances spirituelles ont été toutes ensemble
refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance
matérielle qui est la puissance de l’argent. (…) Pour la première fois dans
l’histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et toutes les
autres puissances matérielles ensemble et d’un seul mouvement et d’un même
mouvement ont reculé sur la face de la terre. Et comme une immense ligne elles
ont reculé sur toute la ligne. Et pour la première fois dans l’histoire du
monde l’argent est maître sans limitation ni mesure. Pour la première fois dans
l’histoire du monde l’argent est seul en face de l’esprit. (Et même il est seul
en face des autres matières.)
Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est
seul devant Dieu.
L’instrument est devenu la matière et l’objet et le monde.
De là est venue cette immense prostitution du monde moderne. Elle ne vient pas
de la luxure. Elle n’en est pas digne. Elle vient de l’argent. Elle vient de
cette universelle interchangeabilité (…). Le monde moderne n’est pas universellement
prostitutionnel par luxure. Il en est bien incapable. Il est universellement
prostitutionnel parce qu’il est universellement interchangeable. Il ne s’est
pas procuré de la bassesse et de la turpitude avec son argent. Mais parce qu’il
avait tout réduit en argent, il s’est trouvé que tout était bassesse et
turpitude.
Je parlerai un langage grossier. Je dirai : Pour la première
fois dans l’histoire du monde l’argent est le maître du curé comme il est le
maître du philosophe. Il est le maître du pasteur comme il est le maître du
rabbin. Et il est le maître du poète comme il est le maître du statuaire et du
peintre.
Le monde moderne a créé une situation nouvelle, nova ab
integro. L’argent est le maître de l’homme d’Etat comme il est le maître de l’homme
d’affaires. Et il est le maître du magistrat comme il est le maître du simple
citoyen. Et il est le maître de l’Etat comme il est le maître de l’école. Et il
est le maître du public comme il est le maître du privé. Et il est le maître de
la justice plus profondément qu’il n’était le maître de l’iniquité. Et il est
le maître de la vertu plus profondément qu’il n’était le maître du vice.
Il est le maître de la morale plus profondément qu’il
n’était le maître des immoralités. »
Charles Péguy,
Note conjointe sur M. Descartes, 1914
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