lundi 21 septembre 2015

Mystique et politique (Charles Péguy)


« Tout commence en mystique et finit en politique. Tout commence par la mystique, par une mystique, par sa (propre) mystique et tout finit par de la politique. La question, importante, n’est pas, il est important, il est intéressant que, mais l’intérêt, la question n’est pas que telle politique l’emporte sur telle ou telle autre et de savoir qui l’emportera de toutes les politiques. L’intérêt, la question, l’essentiel est que dans chaque ordre, dans chaque système la mystique ne soit point dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance.

En d’autres termes il importe peut-être, il importe évidemment que les républicains l’emportent sur les royalistes ou les royalistes sur les républicains, mais cette importance est infiniment peu, cet intérêt n’est rien en comparaison de ceci : que les républicains demeurent des républicains ; que les républicains soient des républicains. Et j’ajouterai, et ce ne sera pas seulement pour la symétrie, complémentairement j’ajoute : que les royalistes soient, demeurent royalistes (…).

Notre première règle de conduite, ou, si l’on préfère, la première règle de notre conduite sera donc, étant dans l’action, de ne jamais tomber dans la politique, c’est-à-dire, très précisément, suivant une ligne d’action, de nous défier, de nous méfier de nous-mêmes et de notre propre action, de faire une extrême attention à distinguer le point de discernement, et ce point reconnu, de rebrousser en effet à ce point de rebroussement. Au point où la politique se substitue à la mystique, dévore la mystique, trahit la mystique, celui-là seul qui trahit la politique est aussi le seul qui ne trahit pas la mystique (…).

La politique se moque de la mystique, mais c’est encore la mystique qui nourrit la politique même.

Car les politiques se rattrapent, croient se rattraper en disant qu’au moins ils sont pratiques et que nous ne le sommes pas. Ici même ils se trompent. Et ils trompent. Nous ne leur accorderons pas même cela. Ce sont les mystiques qui sont même pratiques et ce sont les politiques qui je le sont pas. C’est nous qui sommes pratiques, qui faisons quelque chose, et c’est eux qui ne le sont pas, qui ne font rien. C’est nous qui amassons et c’est eux qui pillent. C’est nous qui bâtissons, c’est nous qui fondons, et c’est eux qui démolissent. C’est nous qui nourrissons et c’est eux qui parasitent. C’est nous qui faisons les œuvres et les hommes, les peuples et les races. Et c’est eux qui ruinent.

C’est pour cela qu’il ne s’agit point qu’ils nous regardent comme des inspecteurs (comme eux-mêmes étant des inspecteurs). Il ne s’agit point qu’ils nous examinent et nous jugent, qu’ils nous passent en revue et en inspection. Qu’ils nous demandent des comptes, eux à nous, vraiment ce serait risible. Tout le droit qu’ils ont, avec nous, c’est de se taire. Et de tâcher de se faire oublier. Espérons qu’ils en useront largement. »


Charles Péguy,
Notre jeunesse, 1910

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